Lost - Le bilan définitif d’une série légendaire (1/2)

/ Dossier - écrit par Koub, le 12/10/2010

Lost, c'est fini. Koub, un lecteur de Krinein, nous propose son analyse complète d'une série truffée de qualités et d'incohérences (première partie).

Lost. Derrière ce nom se cristallise un mythe. Celui d'une série TV fantastique, magistrale, tellement bien conçue que d'aucuns la décrivent comme parfaite. A en croire certains, Lost serait la plus formidable œuvre télévisuelle de tous les temps. Après six ans de controverses, maintenant que Lost s'est achevée le 23 mai dernier, il est temps de revenir sur cette série phénomène, pour en dresser le bilan définitif. Pour juger le travail de ses créateurs et, enfin, tirer un trait sur tout un pan de l'histoire de la télévision.

We are the survivors of the Oceanic Flight Eight-Fifteen


Un crash. D'une violence inouïe. Pour une raison restée longtemps inconnue, un Boeing 777 d'Oceanic Airlines se disloque au-dessus d'une petite île perdue dans le Pacifique. Les survivants du vol Oceanic 815 se retrouvent désemparés, blessés, choqués, perdus sur une île tropicale qui se révèle très vite hostile. Lost, c'est l'histoire de ces gens, de ces accidentés qui vont devoir se battre pour survivre et tenter de rentrer chez eux.  Et pour tenter de résoudre les mystères de l'île sur laquelle ils se sont écrasés. Car des mystères, l'île en regorge. Ce qui commençait comme une simple histoire de naufragés des temps modernes devient vite une série dramatique à suspense, où se mêlent science-fiction et fantastique, sans que les contours de l'histoire à venir soient tout à fait clairs.

The Shape of Things to Come

Très tôt, les créateurs de Lost ont introduit dans la série des éléments étranges voire totalement irrationnels (un ours polaire sur une île tropicale, par exemple). Et c'est le choc provoqué par ces éléments étranges qui a scotché le public : quel est ce câble qui s'enfonce sous les eaux ? Pourquoi ces flashbacks ? Qui sont vraiment ces rescapés ? Quelle est cette chose qui hurle et qui secoue les arbres ? Qui est cet homme qui apparemment n'était pas à bord de l'avion ? Qu'est-ce que
cette trappe en pleine jungle ?

C'est par le biais de ces interrogations coup de poing que Lost a su créer cette ambiance si particulière, à créer cette histoire dont on sent qu'elle dépasse le cadre de la simple histoire de naufragés et qui semble, oui, qui semble, s'acheminer vers une histoire fantastique à l'échelle quasiment cosmique. C'est en créant cette attente, en laissant entrevoir aux spectateurs une histoire complètement dingue, que les créateurs de Lost sont parvenus à créer un phénomène. Histoire composite, scénario à tiroirs, trame labyrinthique, voilà la formidable force de Lost, associée à une réalisation de haute volée et à quelques acteurs d'exception.

The Man Behind The Curtain

On dit souvent de Lost qu'elle est conçue par J.J. Abrams. Déjà créateur de la série Alias, J.J. Abrams est effectivement l'un des créateurs de Lost. Mais à l'époque, très vite appelé à la réalisation de Mission: Impossible III, Abrams n'a finalement que peu de choses à voir avec la série Lost que nous connaissons. En fait, Abrams a mis la série sur les rails, rien de plus. Il a réalisé le double épisode pilote de la série (le plus cher de l'histoire de la télévision, soit dit en passant), puis il a engagé Carlton Cuse et Damon Lindelof pour prendre en main sa création. Stricto sensu, l'implication de J.J. Abrams dans Lost s'arrête là.


Tout ce que vous avez vu dans Lost, ou presque, est donc en réalité l'œuvre des deux showrunners que sont Carlton Cuse et Damon Lindelof.  Ce sont eux qui ont assuré la direction artistique de Lost pendant six années, ce sont eux qui sont responsables de l'orientation scénaristique du show. Ce sont eux qui ont, indexée dans leur tête, toute la mythologie de Lost.

Quant à la réalisation, elle est l'œuvre d'une douzaine de personnes. Parmi eux, Jack Bender est un des plus talentueux. Il a notamment signé la fin de la série (6x17-18 : The End) ainsi que le monstrueux final de la saison 3 (3x22-23 : Through the Looking Glass).

See you in another life, brother

Finalement, pourquoi Lost est-elle une série formidable ? En fait, malgré les reproches qui peuvent être faits à l'histoire - comme on le verra plus tard -, c'est bien à son intrigue que Lost doit son succès retentissant. A son intrigue et à la façon dont elle est mise en scène. Car Lost est une série à mystères. Grands spécialistes du cliffhanger, Carlton Cuse et Damon Lindelof sont, à travers Lost, les auteurs de certains des plus grands rebondissements de l'histoire de la télévision (on pourra notamment citer le gigantesque « We have to go back » [3x22-23 : Through the Looking Glass]).

En multipliant les questionnements, en ouvrant des portes magiques menant vers des mystères insondables, les deux showrunners ont tenu en haleine leurs spectateurs comme jamais une série ne l'avait fait auparavant. Alors, bien sûr, les auteurs ont perdu de l'audience dans la bataille, puisque Lost est devenue une histoire incroyablement compliquée, impossible à prendre en route, ne pardonnant aucune absence. Mais le génie de la série - puisque génie il y a, indéniablement -,
c'est que malgré le fait que l'on n'y comprenait rien, le show est toujours parvenu à maintenir l'illusion de sa solvabilité.

Malgré les vestiges antiques d'une statue géante à quatre orteils, malgré l'apparition d'une créature faite de fumée noire, malgré la présence d'anciens temples égyptiens ou d'une expédition scientifique massacrée, la série a toujours tutoyé le point de non retour sans jamais clairement le franchir. Dans Lost, jusqu'au bout, et à chaque instant, on avait toujours le sentiment que tout pouvait - que tout allait - faire sens tout d'un coup. Les auteurs avaient beau multiplier les pistes et les intrigues, il s'en dégageait toujours un sentiment de cohérence sous-jacente, la sensation que tout ça avait du sens, dans une vision cosmique qui nous échappait encore et toujours, mais qui ne manquerait pas de nous être révélée - peut-être enfin ici, là, maintenant, tout de suite. En créant ce sentiment d'urgence de la révélation, en entretenant l'illusion d'une cohérence interne sans faille, Carlton Cuse et Damon Lindelof ont transporté leurs spectateurs aux confins du mystère et de la connaissance, lâchant du lest de ci, de là, donnant des réponses qui n'en étaient jamais vraiment, mais créant toujours l'événement.

The Grand Unification Theory

Il est incroyable de voir comment les spectateurs ont pu se passionner pour cette histoire. Voir J.J. Abrams expliquer sa théorie de la Mystery Box permet de comprendre ce qui a pu pousser tant d'internautes à se jeter corps et âmes dans cette histoire de dingue. Comme Abrams le dit lui-même, « les internautes sont beaucoup plus malins que nous ». Lorsque Cuse et Lindelof faisaient apparaître des hiéroglyphes ou des symboles grecs dans leur série, les internautes s'enflammaient et imaginaient des théories aussi complexes que brillantes pour donner du sens à ce qu'ils venaient de voir, alors même que Cuse et Lindelof, de leur propre aveu, ne faisaient qu'habiller leurs décors avec des inscriptions certes J.J. Abrams
J.J. Abrams
classes mais pas toujours sensées.

Certaines théories publiées sur internet (notamment la théorie dite The Loop) sont d'une intelligence rare et, d'un point de vue mythologique, parviennent sans mal à détrôner l'explication finale apportée par les showrunners eux-mêmes. Il faudrait des années pour lire et compiler tout ce qui a été écrit sur Lost. L'encyclopédie libre Wikipedia s'y essaye, à travers Lostpedia, mais la quantité d'informations à ordonner est phénoménale.

Théoriser sur Lost, c'est un peu comme faire de la physique fondamentale : chaque théorie est une évolution de la précédente, et doit pouvoir expliquer autant de choses qu'avant tout en entrevoyant de nouveaux résultats, de nouvelles cohérences, pour tenter d'expliquer le bordel gigantesque accumulé par les auteurs de la série. Et, miracle : ça fonctionne. Jusqu'à ce que les auteurs ajoutent un nouvel élément, inexplicable par la théorie actuelle, qui doit donc être révisée. Les internautes repartent alors en quête du Graal, de la théorie ultime expliquant tous les événements de la série. Il faut voir un fan patienter des heures dans une file d'attente pour une Lost Convention, en expliquant aux journalistes ses recherches maniaques et extrêmement poussées sur les hiéroglyphes de la série, pour comprendre à quel point Cuse et Lindelof ont créé la plus formidable machine à fantasme de tous les temps. C'est là que se situe leur génie. Même s'ils n'ont jamais eu réponse à tout, ils sont toujours parvenus à entretenir cette illusion magnifique que Lost était une série parfaite, qui répondrait en temps voulu à toutes les interrogations - même les plus folles -, dans un final qui serait forcément aussi évident qu'inattendu.

En fait, Lost est parfaite, oui, c'est une parfaite machine à promesses : Carlton Cuse et Damon Lindelof sont des politiciens aussi déments que géniaux. En alignant des mystères plus grands que la Terre elle-même, et en convaincant tout le monde que l'explication existait déjà dans leurs têtes, ils ont alimenté la machine à fantasme pendant des dizaines d'heures d'antenne. Si vous aimez les coups de théâtre fracassants, Lost est faite pour vous. Car c'est bien simple : en matière de cliffhanger, face à Lost, aucune autre série n'est à la hauteur. C'est un fait. Mais
comment les scénaristes ont-ils réussi ce tour de force ? Cuse et Lindelof sont des conteurs d'histoire hors pair, ils ont un sens du rythme épuisant, ce sont des dialoguistes de talent, et même lorsque Lost risquait de dévoiler ses failles, c'est grâce à un enrobage technique et artistique absolument parfait que tout le monde n'y a vu que du feu. Lost a réinventé le flashback. Puis, lorsque le procédé s'est épuisé, elle a trompé  son monde en faisant croire à des flashbacks qui n'en étaient pas : soit il s'agissait de temps réel, soit il s'agissait de flashforwards, soit c'était encore pire (un mélange de tout ça). Puis, il y a eu les voyages dans le temps. Puis encore autre chose : les fameux flash-sideways de la saison 6, joliment traduits par flashternatifs en français... avant que l'on sache que tout ça n'avait strictement rien d'alternatif.

Avec quelques fulgurances de mise en scène, des dialogues bien sentis et une bande-son au firmament, il est possible de faire des merveilles. C'est ce que Lost a démontré, inlassablement, pendant ses six années d'existence. Lost est un show divinement agréable à regarder, et ça, rien ne pourra jamais le lui enlever.

I want you to know, Jack : you died for nothing

Si Lost est un show aussi efficace, c'est aussi grâce à ses personnages. Alors, bien sûr, on pourra regretter certains choix initiaux trop caricaturaux (le médecin beau gosse, la jolie fugitive, le vilain baroudeur, etc.). On pourra aussi pointer du doigt la volonté trop apparente, et odieusement américaine, de remplir les quotas ethniques du casting. Mais qu'importe.

Car en réalité, le médecin beau gosse et sûr de lui, impulsif et pédant jusqu'à en devenir détestable, passera finalement par tant et tant d'expériences que le Jack qui clôture l'aventure n'a strictement rien à voir avec le Jack qui ouvrait le show.

Côté femmes, Kate n'a jamais vraiment eu d'autre rôle que celui de joli minois, c'est
un fait. Mais le personnage de Juliet Burke est un ravissement. Incarnée par une Elizabeth Mitchell absolument formidable, Juliet Burke est un personnage complexe qui aura brouillé les pistes avec une malice désarmante (voir notamment les premières minutes de 3x01 : A Tale of Two Cities), avant de devenir l'un des personnages féminins les plus épatants jamais vus à la télévision et de nous offrir deux season finale bouleversants (5x16-17 : The Incident et 6x17-18 : The End).

Il y a aussi Saïd, d'abord considéré comme l'arabe nécessaire du casting, qui aura finalement gagné une profondeur insoupçonnée, parfaitement joué par un Naveen Andrews détonant, bien que totalement abandonné par les showrunners lors de la saison 6.
Au passage, comment ne pas mentionner Hurley, le bon gros gars sympathique et monstrueusement attachant qui aura bouleversé tant de gens ?
Comment oublier John Locke, incarné par un Terry O'Quinn qui carbonise l'écran ? Personnage central et mystérieux, croyant de la première heure, Locke aura offert à Jack le plus beau des opposants - d'abord idéologique (2x01 : Man of Faith, Man of Science), puis physique (6x17-18 : The End) après un retournement de situation dont seuls les showrunners ont le secret.
Comment oublier Desmond Hume et son délicieux accent scottish, homme brisé par un beau père détestable, échoué sur l'île, cloîtré dans son bunker, au cœur de la plus intense scène de "tournage de clé" jamais filmée (2x24 : Live Together, Die Alone) et d'une magnifique histoire d'amour étirée dans le temps et dans l'espace (3x08 : Flashes Before Your Eyes et 4x05 : The Constant) ?
Quant à Charlie et son « Not Penny's Boat » (3x22-23 : Through the Looking Glass)... que dire ?

Et puis, enfin, comment ne pas parler de Benjamin Linus ? Personnage d'abord anecdotique aux yeux des scénaristes eux-mêmes, avant de devenir l'un des piliers de la série, redéfinissant au passage les concepts de traîtrise et de machiavélisme, incarné par un Michael Emerson en tous points subjuguant. Que ce soit au niveau de l'écriture ou de l'interprétation, Benjamin Linus est, à n'en point douter, l'un des plus "beaux" et l'un des plus intéressants méchants vus ces dernières années. Linus, toujours lui, acteur d'une des plus belles rédemptions jamais vues à la télévision (6x07 : Dr Linus et 6x17-18 : The End).

From the very beginning

Lost a des limites, pourtant. Et c'est évidemment au niveau du scénario que celles-ci se révèlent. Car même si Carlton Cuse et Damon Lindelof ont toujours prétendu qu'ils savaient où ils allaient depuis le début, et que toutes les questions trouveraient leurs réponses, il est évident depuis le 23 mai dernier que tout ça n'était qu'un vœu pieu de la part des showrunners.

Soyons honnêtes : il est tout à fait possible qu'ils aient toujours eu en tête les dernières images de la série. Celles-ci sont de toute beauté, à la fois évidentes et pourtant personne ne les a vues venir. Mais ce qui n'est pas crédible dans le discours des showrunners, c'est qu'ils aient eu, dès le début, la moindre idée de comment parvenir à cette fin. D'ailleurs, Cuse et Lindelof l'ont récemment avoué : non, ils n'avaient pas toutes les réponses depuis le début. Un personnage comme Jacob par exemple, absolument capital dans l'intrigue, n'a commencé à être esquissé qu'en saison 3. Pourquoi, dès lors, Cuse et Lindelof ont-ils toujours
prétendu le contraire ? Pour ne pas briser la magie, tout simplement. Et on les comprend. S'ils avaient avoué, en plein milieu de la saison 3 par exemple, qu'ils n'avaient pas la moindre idée de ce qu'ils faisaient, quel crédit aurait-on pu leur accorder ? Ils ne savaient absolument pas quoi faire avec le gigantesque écheveau qu'ils avaient tissé. Ils avaient juste obtenu de la production de la chaîne ABC une date de fin pour leur série.

Ainsi, à la fin de la saison 3, il était convenu que Lost s'achèverait trois ans plus tard, à la fin de sa sixième saison. Ce fut un tournant capital pour Lost, en plus d'être une première dans l'histoire de la télévision. Avec une date cible, les showrunners purent enfin commencer à songer à clore leurs intrigues. Et ils avaient du pain sur la planche... Ils avaient trois saisons pour terminer Lost. Et, d'une certaine manière, ils ont réussi. Ils n'ont cependant jamais tout à fait renoncé à leurs méthodes. C'est ainsi que, tout en résolvant à demi certaines intrigues, Cuse et Lindelof ont continué à s'éparpiller, introduisant le voyage dans le temps, la disparition de l'île, de nouveaux personnages, ainsi qu'une prétendue réalité alternative.

Devant cette profusion de nouveaux éléments, alors même que la série courait vers sa fin, on ne pouvait s'empêcher de se demander si ce foisonnement était une politique du vide ou une méthode de génie. Depuis le 23 mai dernier, nous avons la réponse : les deux, mon capitaine. C'est une méthode de génie, car Lost n'a jamais cessé d'être aussi prenante qu'à ses premiers jours. Mais c'est à double tranchant, car à chaque porte que Cuse et Lindelof ouvraient pour le bonheur de notre imagination, ils s'en fermaient une pour leur conclusion. Dans les derniers épisodes, il est devenu évident que les showrunners ne répondraient jamais à certaines questions. Les squelettes trouvés dans les grottes (« Adam & Eve », 1x06 : House of the Rising Sun), reliques que les scénaristes mettaient en avant comme la preuve ultime que tout était dans leur tête depuis le début, furent ressortis des placards lors du dernier épisode mythologique de la série (6x15 : Across the Sea). Et la supercherie éclata au grand jour. La faute à quelques incohérences malheureuses. Non, les scénaristes n'avaient clairement pas la moindre idée de ce qu'ils faisaient. Mais est-ce si grave, au vu de l'immensité du travail accompli ? C'est à chacun de juger. Surtout que, toujours dans ce dernier épisode mythologique, les scénaristes nous ont livré, en filigrane, les véritables clés de leur histoire. En effet, lorsque la mère de Jacob et de son jumeau pose une question à la "protectrice" de l'île, celle-ci explique que des réponses ne feraient qu'amener de nouvelles questions. Comprendre : il n'y a pas de réponses. Ou, tout au moins, il ne saurait y avoir de réponses satisfaisantes...

Les fans les plus intégristes voyaient en Lost une œuvre infaillible, d'inspiration quasiment divine. Pour ces fans là, Cuse et Lindelof étaient deux démiurges, et tout serait expliqué. Peu importe les difficultés dans lesquelles s'étaient empêtrés les scénaristes, Lost devait à leurs yeux offrir une réponse définitive à tous les mystères exposés. Pour ces fans-là, le 23 mai 2010 a dû être un cauchemar. Car, non, Cuse et Lindelof n'étaient pas à l'écoute d'une parole divine. Cuse et Lindelof ne sont que deux scénaristes, certes talentueux, mais absolument pas infaillibles. Et, qui plus est, ils ont joué avec le feu plus que de raison pendant six longues années. Et ce qui devait arriver arriva.


 

Suite et fin du dossier